1/5 - Le défi de la contextualisation
Le défi de la contextualisation : quelle adaptation à la « postmodernité » ?
Le premier défi est une question de contextualisation. Ce sera aussi notre défi le plus général, les suivants seront plus précis. Nos missiologues sont des spécialistes de cette question de la contextualisation, qui traite de la manière d’annoncer l’Évangile « dans une culture donnée, en tenant compte du contexte dans lequel il est communiqué » (Petit dictionnaire de théologie). Nos missionnaires et nos implanteurs d’Églises pratiquent cela tous les jours : l’inscription de l’Évangile dans une culture, c’est-à-dire l’annonce de l’Évangile et la mise en pratique de l’Évangile dans une culture donnée. Et certains sont très créatifs et audacieux en la matière.
On le sait, ou en tout cas on peut facilement le constater, notre protestantisme évangélique s’est très bien adapté à cette culture globale qu’on appelle la modernité. Mais la question que je me pose ici est celle du changement d’époque que nous vivons : notre protestantisme évangélique saura-t-il s’adapter à ce qu’on appelle la postmodernité ?
La modernité est cette période qui prend naissance au XVIIIe siècle, mais qu’on pourrait éventuellement faire remonter plus loin, et qui dure jusqu’à aujourd’hui peut-être, ou en tout cas jusqu’à récemment. Cette modernité peut être définie par plusieurs traits, dont une rupture avec les formes d’autorité traditionnelles, une valorisation de l’individu, une confiance en la raison, cette raison qui permet d’accéder à la vérité, et ceci de manière universelle.
Notre mouvement évangélique s’est trouvé bien à son aise dans cette modernité, et nous allons réduire ici le champ au XXe siècle. La rupture avec les formes d’autorité traditionnelles n’a pas gêné des Églises qui ne s’étaient jamais considérées comme des « institutions » et qui n’en avaient jamais été, des Églises pour qui l’autorité était plutôt générée par d’autres choses que par le statut : par le lien de confiance, par le charisme, par le rapport à la Parole de Dieu. La valorisation de l’individu convenait aussi très bien à une pensée évangélique issue des réveils qui, dans tous les cas, valorisait l’engagement personnel, la conversion personnelle, et même l’initiative individuelle. Et la valorisation de la raison, même si foi et raison ont de temps en temps été mises en opposition, n’était pas au bout du compte problématique pour des chrétiens qui valorisaient la vérité comme étant « une », compréhensible et universelle, et enracinée dans un texte écrit, et enracinée dans l’histoire, et donc une vérité qui pouvait s’énoncer par la raison.
Le rapport du protestantisme évangélique à la modernité est plus compliqué que cela, bien sûr, mais on peut simplement proposer que la modernité a constitué un contexte adapté à son développement, comme le montre la manière dont s’est agrandi le mouvement évangélique au XXe siècle, du côté des Églises comme du côté des œuvres, et adapté aussi à la formulation de la théologie évangélique du XXe siècle, comme le montre également son développement (la théologie évangélique récente a trouvé dans la modernité les outils pour se formuler de manière brillante et convaincante).
Nous nous sommes donc bien adaptés à la modernité, en tout cas nos pères et nos mères, et nous à leur suite… Mais les sociologues et les analystes nous disent aujourd’hui que le monde a changé. Nous sommes soit passés en postmodernité, donc à quelque chose d’autre que la modernité, soit, plutôt, en ultramodernité, donc dans une modernité poussée à l’extrême.
Saurons-nous nous adapter ?
L’adaptation à un nouveau contexte n’est jamais une évidence.
L’expérience de l’Église dite « émergente », qui est ou plutôt qui fut ce qui se rapproche le plus d’une proposition d’adaptation de l’Église évangélique à la postmodernité, n’a pas convaincu. Ce mouvement nord-américain, qui, je pense qu’on peut le dire, a finalement disparu, qui réagissait contre l’attachement de l’Église à la modernité en disant justement qu’il fallait recontextualiser, a fini lui-même par se perdre, peut-être par une contextualisation qui n’était pas adaptée ; ce serait à discuter. L’Église émergente pose en tout cas de bonnes questions : jusqu’où et comment l’Église et la théologie doivent-elle s’adapter ?
Le protestantisme évangélique saura-t-il s’adapter à la postmodernité ?
C’est un défi, mais il positif : c’est l’époque dans laquelle nous vivons, dans laquelle grandissent nos enfants, dans laquelle agissent nos Églises, dans laquelle témoignent nos frères et sœurs dans la foi.
- Cette postmodernité est une ère sécularisation massive pour la France et pour l’Europe.
- Il s’avère que c’est non seulement l’ère de la relativisation mais désormais aussi de la post-vérité.
- C’est non seulement l’ère de l’individualisme, mais aussi de l’isolement de l’individu ; pour prendre simplement quelques exemples.
Pour la sécularisation, nous sommes au courant. La France est sécularisée, elle est post-catholique. Mais il est bien possible que certains éléments de notre cadre de réflexion et d’action soient en retard sur cette réalité : nos modèles pastoraux, nos pratiques d’évangélisation, nos formulations théologiques, nos cultes peut-être, et autres. Une partie de ce que nous faisons et de ce que nous disons suppose encore une certaine culture chrétienne, qui n’est pourtant quasiment plus là et qui le sera encore moins dans les années qui viennent.
La question de l’isolement est encore renforcée par la crise COVID. L’individu est non seulement sujet autonome, mais il est aussi quelqu’un qui ne sait plus vraiment qui il est, qui est « flottant », qui est « replié sur sa subjectivité et ses intérêts ». On peut proposer à ce propos, notamment en s’appuyant sur Kevin Vanhoozer qui est un des théologiens évangéliques qui a réfléchi sérieusement à cette question, de redécouvrir de la valeur formative et structurante des pratiques communautaires ordinaires de l’Église que sont le baptême, la cène, la lecture publique de la Bible (dans le culte ou en groupe), la prière communautaire, l’hospitalité, etc. Cela nous permettrait à la fois de :
- valoriser la communauté, pour que l’individu s’inscrive dans un groupe ;
- valoriser des pratiques qui ne sont pas de simples habitudes mais qui sont structurantes pour un individu qui souffre de la flexibilité généralisée du monde.
En résumé, des lieux dans lesquels l’Esprit est à l’œuvre, dans lesquels la Parole est ouverte, et qui vont nourrir la pensée collective de l’Église.
Soit dit entre parenthèses, la crise COVID nous oblige réfléchir à ces pratiques. Si le baptême, la cène, la lecture publique de la Bible, la prière communautaire, l’hospitalité, la louange, et même le culte, sont seulement des rites évangéliques, de bonnes habitudes, alors ils seront balayées par le numérique. Le numérique (ou le virtuel), avec ses atouts et sa puissance, emporte tout sur son passage, malgré nos protestations du contraire. Mais si nos pratiques sont véritablement des lieux de formation, de structuration, d’inspiration, de relation, des lieux où l’Esprit agit, bref si ces pratiques nous apprennent à vivre et nous donnent la force de vivre, alors elles pourront devenir quelque chose d’irremplaçable.
Vanhoozer propose aussi, entre autres, de redécouvrir la tradition de l’Église, comme œuvre de l’Esprit dans l’histoire. Les temps de changements profonds sont en effet généralement aussi des temps de retour aux sources, de regard en arrière. Et nous assistons en effet à divers mouvements de retour aux sources, ou à certaines sources : Calvin, les grands calvinistes, les Puritains, etc. Ce qui est bien, et même logique. Mais ce retour aux sources, qui a aussi eu lieu au moment de la Réforme protestante, vise à construire le présent, et non à revenir en arrière. Il n’y aura pas de retour en arrière.
Chaque période a ses avantages et ses inconvénients… La période qui précède a vu d’énormes progrès scientifiques et médicaux, l’instauration de l’égalité des droits, etc., donc de très belles choses. Mais la modernité c’est aussi la colonisation, donc l’asservissement de nombreux peuples, c’est aussi les guerres mondiales, donc l’extermination des Juifs, c’est aussi la destruction de la planète. Donc nous n’avons pas forcément à regretter le passé… Dans tous les cas, nous ne choisissons pas les temps. Quelle forme la théologie et l’action chrétiennes prendront-elles dans la période d’aujourd’hui et de demain, dans la postmodernité ?
C’est le défi de la contextualisation.
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